jeudi 9 février 2012

Prix Carbet 2011 au romancier cubain Léonardo Padura

PRIX CARBET 2011
DECLARATION DU JURY
Le roman que le jury du Prix Carbet de la Caraïbe et du Tout-monde a décidé d’honorer cette année, illustre plusieurs des préoccupations de celui qui fut notre président durant plus de 20 ans, et auquel cette 22ème édition rend un hommage où le sentiment de l’irremplaçable et l’infinie reconnaissance, tiennent des places égales ; Edouard Glissant aurait aimé entendre cette voix qui s’empare d’une des idéologies du XXème siècle, non pour en articuler une critique postérieure et facile, mais pour montrer combien elle a constitué le lieu même du plus beau des soleils et de la pire des ombres, et combien elle a façonné les faces contemporaines les plus visibles et les plus invisibles de notre Caraïbe : cette dérive d’une belle générosité érigée en système de pensée, ou pensée de système, et à laquelle Edouard glissant a opposé une poétique du tremblement et de la relation, se retrouve au coeur de ce roman, entre Staline et Trotski, leurs soldats et leurs chiens, ouverte en plein coeur du Cuba d’aujourd’hui, sur les défaites et les réalités humaines les plus sensibles, les plus tragiques, les plus irrémédiables et les plus rémanentes ;
Dès lors,
CONSIDERANT que sans haine ou autre acrimonie, le romancier a su dresser le compte de ces erreurs, de ces excès et absolus aveugles qui n’en finissaient pas de se durcir de mensonges en mensonges, d’aller aux trahisons et à la vilénie, de fréquenter la peur, et l’usure des illusions devenues mécaniques, jusqu’à constituer des perversions quasi inéluctables ;
CONSIDERANT qu’il a su affecter un talent des plus exceptionnels à la description d’un assassinat dont la force symbolique apparaît sans limites, éclaboussant toutes les îles, toutes les âmes, et tous les continents ; un assassinat où les bourreaux et les victimes, directes ou indirectes, relevaient des mêmes rêves et des mêmes mensonges, des même élévations et de l’abîme d’une même défaite qui nous concerne tous ;
CONSIDERANT qu’il a su conserver son lieu incontournable, et que c’est au plus quotidien de son île qu’il dissèque le grandiose mensonge, les paysages de ses lentes perversions, et qu’il installe tout cela dans le tragique indémêlable de ses personnages, nous démontrant ainsi que les rêves et les échecs, les stérilités et les brusques jaillissements, ont constitué des volontés, des ardeurs, des destins et des hommes, et que tout cela a fondé un pays, Cuba, une nation considérable, Cuba, tout autant chahuté par ce qui provient du fond de son histoire que par ce que lui ont asséné les vieux vents, les cyclones, les idéologies, tous ces cataclysmes qui sont d’une même violence ;
CONSIDERANT que la dénonciation des pensées de système est ici radicale, sans que jamais ne se voient désertés l’élégance du verbe, la pertinence des explorations existentielles, l’éclat de la métaphore, les détours très subtils du dévoilement qui ne se formule pas, et la beauté -- la beauté littéraire, la beauté signifiante -- qui terrasse un à un les chiens des certitudes et le troupeau des absolus ;
CONSIDERANT à quel point la grande Histoire rejoint l’intime, combien la grande espérance peuple les désespérances, et combien le crime sordide se nourrit d’une noble illusion, et combien tout cela transformé en système ne fleurit qu’en erreurs, petites fatalités, certitudes sans sortie et vérités empoisonnées ;
CONSIDERANT combien le brassage alterné des histoires, des époques et des lieux, se retrouvent à convoquer le monde dans la matière la plus déterminante de l’île, et combien la dérive d’un écrivain raté qui symbolise Cuba, se conjure, et se dépasse, dans l’ironie d’une narration tout à fait exemplaire ;
CONSIDERANT combien la réalité cubaine est soumise aux acuités d’une vigilance qui jamais ne renonce, et combien la critique de la soviétisation, des censures, des silences imposés, des empêchements, des manques et restrictions, ne déserte jamais une éthique élégante de la complexité, toute pleine de mesure et de délicatesse, tant et si bien que c’est juste la beauté implacable du refus qui souligne à jamais, et la condamne autant, l’irrecevable des renoncements ;
CONSIDERANT que cette voix provient de l’intérieur, qu’elle n’a pas choisi les possibles de l’exil, et que sa lucidité maintenue au coeur de Mantilla, dans une banlieue de la Havane, rejoint celles de Pedro Juan Gutierrez, de Wendy Guerra, Ena Lucian Portela, ou Nancy Morejon… ;
CONSIDERANT qu’il y a là comme un hommage rendu à des millions de morts, et à tout autant d’illusions, d’espoirs et de rêves échoués, et à toute une charge de souffrance et de sang, et cela sans qu’aucune aigreur ne porte atteinte à ce talent qui, par sa simple autorité, nous fait soleil et horizon, et nous laisse entrevoir le beau chant des possibles et la vigueur d’un devenir ;
CONSIDERANT ENFIN qu’il y a là une somptueuse occasion d’un salut à Cuba, au Cuba de nos plus beaux espoirs, au Cuba de nos justes et profondes inquiétudes, au grand Cuba de nos attentes, et de nos exigences, à ce Cuba qu’il nous appartient d’exhorter, de soutenir et de construire ensemble,
le jury décerne à la majorité des voix le prix Carbet de la Caraïbe et du Tout-monde de l’année 2011 à
monsieur LEONARDO PADURA pour son roman « L’HOMME QUI AIMAIT LES CHIENS »
Cayenne, le 18 décembre 2011.