Dans
l’obscurité des années 30, soudain une météorite. La première d’un monde en
péril. L’Europe allait s’ensauvager et la France encore amusée par ses
expositions coloniales voyait se fissurer le bel édifice de la raison dite
cartésienne. Le surréalisme à sa manière onirique contestait ce que l’on
pourrait appeler l’ordre bourgeois et la subversion hantait comme toujours
certaines contrées de l’art. Mais la subversion des subversions devaient venir
de la Guyane, portée par un brûlot nommé
Damas. Point
n’est besoin d’approfondir les trois fleuves de Damas. Sauf à dire que la
Guyane qu’il a laissée n’était en rien une terre tranquille. Elle combattait
les inévitables injustices coloniales et s’interrogeaient sur la légitimité
même d’un système où exclusion et exploitation faisaient bon ménage. Il est
comme cela des fleuves qui grondent et grondant propagent des ondes de
conscience qui ne meurent jamais. Il est aussi des consciences ébranlées par la
mort, enflammées par la lucidité, aiguisées par la liberté. Celles-là n’ont que
le choix des révoltes et que l’envie de briser pour reconstruire un autre du
monde et un autre du réel. Damas s’enfonce résolument dans la peau du nègre et
l’habite en toute insolence pour en faire une peau humaine. Les racismes ne
manquent pas et les racistes non plus ! Et c’est dans cette peau là, qu’il
verse l’acide d’une dépossession de soi subie et même parfois intériorisée par
de nombreuses peaux noires qui sont en fait des masques intolérables. D’où le
besoin de révéler l’indicible, l’insupportable, d’infliger à la poésie
elle-même les ardentes secousses d’un dire qui oscille entre la confession
intime et le graffiti obscène. Je veux dire le dedans et le dehors, l’existence
et l’histoire. Dire qui reste parole incisive, gravée dans chair souffrante et soufferte d’une condition
humaine vécue comme inauthentique parce qu’amputée d’une part
d’elle-même : la part africaine. Cette amputation là est de l’ordre de
l’irrémédiable, de l’irréparable et de l’inconsolable. Elle donne la nausée (un
goût de sang me vient/Obsession Page 19) – « l’acre odeur du sang
jaillissant » page 23). Elle remonte à la gorge, à la mémoire, à la
conscience (« me rappelle »/En file indienne Page 31). (« me
revient »/Hoquet. Des pétales de rancune et de haine s’envolent malgré
soi, en soi, parsemant (Page 49). Cette remontée, ce renvoi, qui se fraie un
chemin d’écœurement cisaille la parole comme un sécateur qui rend justice à
l’ordre même dont se pare la poésie. Ici point de place pour le chant mais au
contraire l’irruption d’un rythme d’une cadence qui déconstruit l’idée même de
mélodie. Tout est dans la répétition obstinée, le phrasé et le jazzé grattant
jusqu’au saignement la mémoire et l’indignation, le lancinant. Le poème
s’enroule sur lui-même, pleins de soubresauts, racle la parole et voltige des
copeaux de mots. Il ne dit pas. Il troue le dire, ressasse, lance une formule,
une imprécation, une condamnation. Et c’est ce qui fait l’acuité de
Damas,
cette part d’introspection inachevée, à vrai dire impossible et ce tranchant de
la formulation hypnotisée.
Alors
évidemment, on songe à la poésie noire-américaine, au blues, au jazz. Cela est
indéniable, surtout lorsqu’on connaît les amitiés de Damas. C’est indéniable
mais cela ne suffit pas. Je crois que là, là surtout, s’exprime la rébellion de
Damas. Je crois que là se montre l’inconfort. Je crois niche la plaie. La plaie
qu’on lèche ou qu’on gratte mais la plaie qui témoigne. Parce qu’autant la
poésie césairienne est un opéra de la souffrance, la poésie de Damas est
un solo de la souffrance. Souffrance du
déracinement d’avec la sœur, la mère, la grand-mère, la terre ancestrale, la
Guyane, l’histoire sans possible germination dans un lieu affectif. Le lieu
c’est le pigment, c’est la névralgie et toute névralgie projette sa paix.
Je
crois qu’en dehors du bégaiement d’enfance tant de fois évoqué Damas a choisi
une esthétique personnelle non pas de la surface ou de la houle mais de la
profondeur où le mot en lui-même, par lui-même est à la fois une percussion,
une scansion qui vrille jusqu’à faire surgir non pas l’image mais l’écho d’une
parole résolument intérieure et résolument vibrante. « Ils me l’ont
rendu /la vie/plus lourde et lasse ». Et nous voilà écoutant, comme
aux portes du désespoir, la confession intime d’un « JE » qui
témoigne pour le « NOUS » et qui rejette l’innommée cruauté du monde
occidental que l’on somme de prendre conscience du crime d’avoir organisé
l’infériorité et le mal-être qui en résulte. Par le jeu subtil des pronoms. Le
« JE », se mue en « MOI » et « l’ETRE »
viscéralement accroché à l’histoire de la peau.
Et ce qu’il trouve c’est une dépossession de soi. Une perte vertigineuse.
Cette esthétique est moderne de par sa rapidité même. Les mots sont jetés dans
l’urgence. Ils s’organisent en syncope qui souligne le sens, loin de toute
démonstration et au plus près du ressenti. Damas est à l’évidence un poète en
situation qui nous livre les traces, les bribes, les éclats d’un pétillement de
la souffrance. La sienne mais aussi celle du monde inadéquat. « Qui
pourrait dire/ Page 119. Mais surtout Damas nous livre ce qu’il ne dit pas et
que la poésie révèle par sa force d’expression. Damas ne crie pas, il fait
advenir l’âme noire (« j’ai au toit de ma case/jusqu’ici /l’ancestrale
foi conique » Page 65). Ce que nous
voyons c’est un écartèlement, une déchirure ravivée par l’ordonnancement
presque chaotique des mots. Le mot par sa puissance évocatrice ravine la phrase
et dérègle le vers.
Je
crois que nous sommes dans une
esthétique de la déconstruction qui crée de la poésie au rebours du poétique
tel que convenu. Ici pas de galop furieux mais le boitement voulu, revendiqué
qui signale la disharmonie d’une parole vouée à la dénonciation. SHINE en est
un exemple frappant (Page 65). Les mots zigzaguent sur la page, s’entassent,
sont rejetés de façon surprenante et finissent par s’enfoncer dans le nœud même
du désastre. Poésie rugueuse, haletée, comblés de mots ordinaires, courants,
orduriers, comme pour faire entrer la vie quotidienne dans la brèche du poème.
Cela aussi est une esthétique moderne, cette torche qui brûle au fond de la
caverne de l’angoisse. Je pense au ragga, au reggae, au tag, à toutes ces
formes d’expression qu’on appelle urbaines et qui ne sont que le tournoiement
d’oiseaux fugaces en mal d’existence.
La
parole est déformée non par boursouflures emphatiques mais au contraire par une
sorte de retenue véritablement cinglante. Coups de cymbales qui
foudroient !
C’est
l’heure de parler de l’ironie de Damas. Une ironie qui sait être morbide et qui
renverse l’ordre injuste des choses de l’idéologie, de la vie, de l’amour.
Une
ironie qui est un commentaire. C’est patent dans le poème Névralgie (Page 21),
c’est suggéré dans la formule et caetera qui revient souvent. C’est manifeste
dans HOQUET. Parfois l’ironie frôle la dérision de soi comme dans un clochard
m’a demandé dix sous (Page 39) ou dans NUIT BLANCHE (Page 57). Cela explose avec
ET CAETERA (Page79). L’ironie de Damas est une posture voulue contre
l’inconsistance même d’une forme de sérieux, devant ses masques et ses
mensonges. C’est en clair une ironie dénonciatrice !
Il
n’est donc pas question ni de simplicité de l’expression ni de légèreté. Il est
question de privilégier l’oralité majeure d’une poésie qui est avant tout
parole et cela aussi est moderne. Ecoutez le slam ! L’incantation est là
dans cérémonie du dire qui colle au souffle même du poète.
Black
Label, selon moi sera la consécration de ce souffle que pour ma part j’assimile
aux ponctuations hurlées ou sourdes d’un Miles Davis.
Comme
psalmodié comme un lent et long chapelet qu’onrécite, la ritournelle à boire
jusqu’à la lie. « Ceux qui », énumérés, décortiqués et par
l’énumération coupables et comptables de leur soumission. Malgré le soliloque
avec un soi sevré de tendresse et qui n’en finit pas de recommencer tant de
verbes défenestrés par le créole, la rengaine ivre où s’entrelacent des voix
a-syntaxées qui sonnent les cloches de la révolte amère. Et en même temps joue
l’esthétique du collage de fragments d’amour. Et jamais Guyane ne fut plus
présente en cette esthétique du dire fragmenté. Quadrille au commandement dont
on ne saisit que la voix insomniaque et subversive. Insomniaque et tambourinée.
Tambourinée et insomniaque. Voyage au bout de la nuit, a bout du mot allumé par
un questionnement, une réminiscence, un aveu. Tout cela avec une tonalité
aigre-douce qui caractérise la poésie de Damas. Sommes-nous dans la complainte aux
étoiles ? Sommes-nous à ce moment d’intériorité psychique où tout
brouillard bu se lève face au monde l’inventaire méticuleux du subi. Quelle
désillusion broute Damas autant qu’il est brouté et qui se résume en un seul
mot : MERDE !
Esthétique
de la variation, du tremblement, de la fugue. Pensons à cette musique de Ravel
(Boléro)….où le thème inlassablement repris se modifie du fait même de la
répétition. Vagues défaites et refaites d’une marée libre de la conscience et
de l’inconscient. L’inconscient se joue. Le film du rêve n’est jamais loin du
film du cauchemar. Arythmie et polyphonie d’un MOI multiplié, éparpillé, que le
blues unifie faute de le réconcilier. Les mots, les phrases entrent comme par
effraction dans la poésie.
Qu’à a voir tout cela
avec la modernité ?
Le surréalisme est loin.
Le jazz s’est banalisé.
La poésie s’est
dépoétisée.
L’on se repaît de
post-colonialité.
Qu’est-ce que le
moderne ?
Fondamentalement
une ouverture ouverte au monde. Evidemment cela ne veut rien dire mais cela
tend à dire que nous sommes bombardés par des instants du monde et que ces
instants déclenchent des ruptures innovantes, des formes insolites et des
esthétiques radicales.
Le
moderne, à première vue est barbare comme un impossible. Le moderne exige la
spontanéité et aspire à l’intemporalité. Le moderne est brutal.
Ce
disant, je pense à la jeunesse, au hip-hop, au ragga, au tag, au slam, à tout
l’urbain, à tout ce qui bouscule les normes, la bien-pensance, à tout ce qui
nous précipite dans le vertige sans l’amortisseur des conventions consolantes.
Alors
oui Damas est moderne. Je veux dire actuel dans ce monde colonisé par l’argent,
divisé par les puissances, aliéné par les mirages de la consommation. Monde
insurgé contre l’état actuel du monde où s’énoncent des protestations
indignées.
Vous
l’aurez compris, je veux dire dans ce monde où ce qu’il y a de plus damassien
dans Damas survit encore et toujours dans les ruptures esthétiques et les
révoltes inconsolées.
Nous
avions connu Blaise Cendrars, nous connaissons aujourd’hui Basquiat et nous
pressentons l’irruption d’un art total qui condense le jaillissement
« primitif » aux entassements des musées et des institutions
revisités. Notre espace-temps accéléré par les nouvelles technologies prône un
dépassement, une reformulation du sens où s’inscrivent le présent et le futur.
Point d’humanisme mais la béance de l’humain ouverte sur l’angoisse. L’art
chargé de codes multiples, croisés venus d’une globalisation qui est désormais
notre lot.
Les
colonialismes à dénoncer et à vaincre, les religions à désacraliser, l’amour à
vivifier, Damas réclame de nous toujours la mise en œuvre d’un chantier
d’aujourd’hui, d’une poétique de l’humain débarrassée des préjugés et des
certitudes fascistes de toutes les déshumanisations. « au matin de notre erreur ». Foin
des étouffements, des empêchements, des limitations de l’homme ! Il y a en
Damas une enfance qui se berce d’un rêve, de l’amour et de la postulation
régressive d’une totalité.
« mon
lit d’enthousiasme » ; « un besoin d’évasion » ;
« sans complexité » ; « le rêve du dormeur
éveillé » ; « mon cœur rêve de beau ciel pavoisé de
bleu » ; Ici et là comme au dos d’une carte postale les formules
magiques d’une autre réalité dont on n’ait pas honte. Petits signaux de fumée.
Je
dis enfance comme j’aurais pu dire « innocence », comme j’aurais pu
dire « liberté » du corps, de l’esprit, du rêve, de l’amour. Car ce
que dénonce, regrette, combat Damas c’est l’absence d’une liberté d’être qui
empêche de savourer la vie. Et pour porter cette liberté repêchée dans le clair
de lune, la nuit, les souvenirs de la Guyane, l’exil, il fallait une énergie
motrice : celle du poème égrenant les mots-rythmes, celle d’une musique
concassée, ressassée. Retour sur soi. Spirale déroulée d’une conscience attisée
par son ressentiment et sa propre catharsis. Ce « vent qui chante des
trésors enfouis », c’est Damas lui-même ! Un Damas qui n’aura pas que
chanté mais qui aura, toute nostalgie bue, tout pigment remâché, modernisé
l’esthétique du refus. Tel est son héritage. Un héritage de militant dont le
premier héritier est Frantz Fanon. Un héritage anti-colonialiste.
Illustrations de Galweb design
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