jeudi 20 décembre 2012

Lire Damas aujourd’hui par Ernest Pépin


Dans l’obscurité des années 30, soudain une météorite. La première d’un monde en péril. L’Europe allait s’ensauvager et la France encore amusée par ses expositions coloniales voyait se fissurer le bel édifice de la raison dite cartésienne. Le surréalisme à sa manière onirique contestait ce que l’on pourrait appeler l’ordre bourgeois et la subversion hantait comme toujours certaines contrées de l’art. Mais la subversion des subversions devaient venir de la Guyane, portée  par un brûlot nommé Damas. Point n’est besoin d’approfondir les trois fleuves de Damas. Sauf à dire que la Guyane qu’il a laissée n’était en rien une terre tranquille. Elle combattait les inévitables injustices coloniales et s’interrogeaient sur la légitimité même d’un système où exclusion et exploitation faisaient bon ménage. Il est comme cela des fleuves qui grondent et grondant propagent des ondes de conscience qui ne meurent jamais. Il est aussi des consciences ébranlées par la mort, enflammées par la lucidité, aiguisées par la liberté. Celles-là n’ont que le choix des révoltes et que l’envie de briser pour reconstruire un autre du monde et un autre du réel. Damas s’enfonce résolument dans la peau du nègre et l’habite en toute insolence pour en faire une peau humaine. Les racismes ne manquent pas et les racistes non plus ! Et c’est dans cette peau là, qu’il verse l’acide d’une dépossession de soi subie et même parfois intériorisée par de nombreuses peaux noires qui sont en fait des masques intolérables. D’où le besoin de révéler l’indicible, l’insupportable, d’infliger à la poésie elle-même les ardentes secousses d’un dire qui oscille entre la confession intime et le graffiti obscène. Je veux dire le dedans et le dehors, l’existence et l’histoire. Dire qui reste parole incisive, gravée dans  chair souffrante et soufferte d’une condition humaine vécue comme inauthentique parce qu’amputée d’une part d’elle-même : la part africaine. Cette amputation là est de l’ordre de l’irrémédiable, de l’irréparable et de l’inconsolable. Elle donne la nausée (un goût de sang me vient/Obsession Page 19) – « l’acre odeur du sang jaillissant » page 23). Elle remonte à la gorge, à la mémoire, à la conscience (« me rappelle »/En file indienne Page 31). (« me revient »/Hoquet. Des pétales de rancune et de haine s’envolent malgré soi, en soi, parsemant (Page 49). Cette remontée, ce renvoi, qui se fraie un chemin d’écœurement cisaille la parole comme un sécateur qui rend justice à l’ordre même dont se pare la poésie. Ici point de place pour le chant mais au contraire l’irruption d’un rythme d’une cadence qui déconstruit l’idée même de mélodie. Tout est dans la répétition obstinée, le phrasé et le jazzé grattant jusqu’au saignement la mémoire et l’indignation, le lancinant. Le poème s’enroule sur lui-même, pleins de soubresauts, racle la parole et voltige des copeaux de mots. Il ne dit pas. Il troue le dire, ressasse, lance une formule, une imprécation, une condamnation. Et c’est ce qui fait l’acuité de
Damas, cette part d’introspection inachevée, à vrai dire impossible et ce tranchant de la formulation hypnotisée. 

Alors évidemment, on songe à la poésie noire-américaine, au blues, au jazz. Cela est indéniable, surtout lorsqu’on connaît les amitiés de Damas. C’est indéniable mais cela ne suffit pas. Je crois que là, là surtout, s’exprime la rébellion de Damas. Je crois que là se montre l’inconfort. Je crois niche la plaie. La plaie qu’on lèche ou qu’on gratte mais la plaie qui témoigne. Parce qu’autant la poésie césairienne est un opéra de la souffrance, la poésie de Damas est un  solo de la souffrance. Souffrance du déracinement d’avec la sœur, la mère, la grand-mère, la terre ancestrale, la Guyane, l’histoire sans possible germination dans un lieu affectif. Le lieu c’est le pigment, c’est la névralgie et toute névralgie projette sa paix.

Je crois qu’en dehors du bégaiement d’enfance tant de fois évoqué Damas a choisi une esthétique personnelle non pas de la surface ou de la houle mais de la profondeur où le mot en lui-même, par lui-même est à la fois une percussion, une scansion qui vrille jusqu’à faire surgir non pas l’image mais l’écho d’une parole résolument intérieure et résolument vibrante. « Ils me l’ont rendu /la vie/plus lourde et lasse ». Et nous voilà écoutant, comme aux portes du désespoir, la confession intime d’un « JE » qui témoigne pour le « NOUS » et qui rejette l’innommée cruauté du monde occidental que l’on somme de prendre conscience du crime d’avoir organisé l’infériorité et le mal-être qui en résulte. Par le jeu subtil des pronoms. Le « JE », se mue en « MOI » et « l’ETRE » viscéralement accroché à l’histoire de la peau.  Et ce qu’il trouve c’est une dépossession de soi. Une perte vertigineuse. Cette esthétique est moderne de par sa rapidité même. Les mots sont jetés dans l’urgence. Ils s’organisent en syncope qui souligne le sens, loin de toute démonstration et au plus près du ressenti. Damas est à l’évidence un poète en situation qui nous livre les traces, les bribes, les éclats d’un pétillement de la souffrance. La sienne mais aussi celle du monde inadéquat. « Qui pourrait dire/ Page 119. Mais surtout Damas nous livre ce qu’il ne dit pas et que la poésie révèle par sa force d’expression. Damas ne crie pas, il fait advenir l’âme noire («  j’ai au toit de ma case/jusqu’ici /l’ancestrale foi conique »  Page 65). Ce que nous voyons c’est un écartèlement, une déchirure ravivée par l’ordonnancement presque chaotique des mots. Le mot par sa puissance évocatrice ravine la phrase et dérègle le vers.
Je crois que nous  sommes dans une esthétique de la déconstruction qui crée de la poésie au rebours du poétique tel que convenu. Ici pas de galop furieux mais le boitement voulu, revendiqué qui signale la disharmonie d’une parole vouée à la dénonciation. SHINE en est un exemple frappant (Page 65). Les mots zigzaguent sur la page, s’entassent, sont rejetés de façon surprenante et finissent par s’enfoncer dans le nœud même du désastre. Poésie rugueuse, haletée, comblés de mots ordinaires, courants, orduriers, comme pour faire entrer la vie quotidienne dans la brèche du poème. Cela aussi est une esthétique moderne, cette torche qui brûle au fond de la caverne de l’angoisse. Je pense au ragga, au reggae, au tag, à toutes ces formes d’expression qu’on appelle urbaines et qui ne sont que le tournoiement d’oiseaux fugaces en mal d’existence.
La parole est déformée non par boursouflures emphatiques mais au contraire par une sorte de retenue véritablement cinglante. Coups de cymbales qui foudroient !
C’est l’heure de parler de l’ironie de Damas. Une ironie qui sait être morbide et qui renverse l’ordre injuste des choses de l’idéologie, de la vie, de l’amour.
Une ironie qui est un commentaire. C’est patent dans le poème Névralgie (Page 21), c’est suggéré dans la formule et caetera qui revient souvent. C’est manifeste dans HOQUET. Parfois l’ironie frôle la dérision de soi comme dans un clochard m’a demandé dix sous (Page 39) ou dans NUIT BLANCHE (Page 57). Cela explose avec ET CAETERA (Page79). L’ironie de Damas est une posture voulue contre l’inconsistance même d’une forme de sérieux, devant ses masques et ses mensonges. C’est en clair une ironie dénonciatrice !
Il n’est donc pas question ni de simplicité de l’expression ni de légèreté. Il est question de privilégier l’oralité majeure d’une poésie qui est avant tout parole et cela aussi est moderne. Ecoutez le slam ! L’incantation est là dans cérémonie du dire qui colle au souffle même du poète.
Black Label, selon moi sera la consécration de ce souffle que pour ma part j’assimile aux ponctuations hurlées ou sourdes d’un Miles Davis.
Comme psalmodié comme un lent et long chapelet qu’onrécite, la ritournelle à boire jusqu’à la lie. « Ceux qui », énumérés, décortiqués et par l’énumération coupables et comptables de leur soumission. Malgré le soliloque avec un soi sevré de tendresse et qui n’en finit pas de recommencer tant de verbes défenestrés par le créole, la rengaine ivre où s’entrelacent des voix a-syntaxées qui sonnent les cloches de la révolte amère. Et en même temps joue l’esthétique du collage de fragments d’amour. Et jamais Guyane ne fut plus présente en cette esthétique du dire fragmenté. Quadrille au commandement dont on ne saisit que la voix insomniaque et subversive. Insomniaque et tambourinée. Tambourinée et insomniaque. Voyage au bout de la nuit, a bout du mot allumé par un questionnement, une réminiscence, un aveu. Tout cela avec une tonalité aigre-douce qui caractérise la poésie de Damas. Sommes-nous dans la  complainte aux étoiles ? Sommes-nous à ce moment d’intériorité psychique où tout brouillard bu se lève face au monde l’inventaire méticuleux du subi. Quelle désillusion broute Damas autant qu’il est brouté et qui se résume en un seul mot : MERDE !
Esthétique de la variation, du tremblement, de la fugue. Pensons à cette musique de Ravel (Boléro)….où le thème inlassablement repris se modifie du fait même de la répétition. Vagues défaites et refaites d’une marée libre de la conscience et de l’inconscient. L’inconscient se joue. Le film du rêve n’est jamais loin du film du cauchemar. Arythmie et polyphonie d’un MOI multiplié, éparpillé, que le blues unifie faute de le réconcilier. Les mots, les phrases entrent comme par effraction dans la poésie.
Qu’à a voir tout cela avec la modernité ?
Le surréalisme est loin.
Le jazz s’est banalisé.
La poésie s’est dépoétisée.
L’on se repaît de post-colonialité.
Qu’est-ce que le moderne ?
Fondamentalement une ouverture ouverte au monde. Evidemment cela ne veut rien dire mais cela tend à dire que nous sommes bombardés par des instants du monde et que ces instants déclenchent des ruptures innovantes, des formes insolites et des esthétiques radicales.
Le moderne, à première vue est barbare comme un impossible. Le moderne exige la spontanéité et aspire à l’intemporalité. Le moderne est brutal.
Ce disant, je pense à la jeunesse, au hip-hop, au ragga, au tag, au slam, à tout l’urbain, à tout ce qui bouscule les normes, la bien-pensance, à tout ce qui nous précipite dans le vertige sans l’amortisseur des conventions consolantes.
Alors oui Damas est moderne. Je veux dire actuel dans ce monde colonisé par l’argent, divisé par les puissances, aliéné par les mirages de la consommation. Monde insurgé contre l’état actuel du monde où s’énoncent des protestations indignées.
Vous l’aurez compris, je veux dire dans ce monde où ce qu’il y a de plus damassien dans Damas survit encore et toujours dans les ruptures esthétiques et les révoltes inconsolées.
Nous avions connu Blaise Cendrars, nous connaissons aujourd’hui Basquiat et nous pressentons l’irruption d’un art total qui condense le jaillissement « primitif » aux entassements des musées et des institutions revisités. Notre espace-temps accéléré par les nouvelles technologies prône un dépassement, une reformulation du sens où s’inscrivent le présent et le futur. Point d’humanisme mais la béance de l’humain ouverte sur l’angoisse. L’art chargé de codes multiples, croisés venus d’une globalisation qui est désormais notre lot.
Les colonialismes à dénoncer et à vaincre, les religions à désacraliser, l’amour à vivifier, Damas réclame de nous toujours la mise en œuvre d’un chantier d’aujourd’hui, d’une poétique de l’humain débarrassée des préjugés et des certitudes fascistes de toutes les déshumanisations. « au matin de notre erreur ». Foin des étouffements, des empêchements, des limitations de l’homme ! Il y a en Damas une enfance qui se berce d’un rêve, de l’amour et de la postulation régressive d’une  totalité.
« mon lit d’enthousiasme » ; « un besoin d’évasion » ; « sans complexité » ; « le rêve du dormeur éveillé » ; « mon cœur rêve de beau ciel pavoisé de bleu » ; Ici et là comme au dos d’une carte postale les formules magiques d’une autre réalité dont on n’ait pas honte. Petits signaux de fumée.
Je dis enfance comme j’aurais pu dire « innocence », comme j’aurais pu dire « liberté » du corps, de l’esprit, du rêve, de l’amour. Car ce que dénonce, regrette, combat Damas c’est l’absence d’une liberté d’être qui empêche de savourer la vie. Et pour porter cette liberté repêchée dans le clair de lune, la nuit, les souvenirs de la Guyane, l’exil, il fallait une énergie motrice : celle du poème égrenant les mots-rythmes, celle d’une musique concassée, ressassée. Retour sur soi. Spirale déroulée d’une conscience attisée par son ressentiment et sa propre catharsis. Ce « vent qui chante des trésors enfouis », c’est Damas lui-même ! Un Damas qui n’aura pas que chanté mais qui aura, toute nostalgie bue, tout pigment remâché, modernisé l’esthétique du refus. Tel est son héritage. Un héritage de militant dont le premier héritier est Frantz Fanon. Un héritage anti-colonialiste.

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