samedi 5 février 2011

EDOUARD GLISSANT : Une âme inquiète du monde !

A l’annonce de la mort d’Edouard Glissant tant d’images me viennent qui témoignent d’un long et fécond compagnonnage. Edouard Glissant en Martinique, fondateur de l’Institut Martiniquais d’Etudes, auteur du Discours Antillais, du Quatrième Siècle, de Malemort. Edouard Glissant, Joël Girard et moi dans l’éblouissement de Carifesta à Cuba, rencontrant (grâce à Edouard) des sommités comme Nicolas Guillén, René Depestre et même Fidel Castro ! Edouard Glissant à l’Unesco, fier d’avoir fait paraître un numéro du courrier en créole. Edouard Glissant, avec Patrick Chamoiseau, Gérard Delver, à Strasbourg à l’occasion de la rencontre organisée dans le cadre du Parlement des écrivains persécutés (avec comme invités : Salman Rushdie, Tony Morrison !).
Edouard Glissant dans des colloques !
Edouard Glissant au Diamant !
Le jury du Prix Carbet de la Caraïbe en Guyane (2007)
Glissant et le Prix Carbet !
Etc.…Etc.…
Tant d’images, de moments partagés, d’aventures intellectuelles, de présence au monde qui m’amènent à considérer qu’il demeurera l’un des penseurs fondamentaux du XXIème siècle !
Dans le bouillonnement des œuvres poétiques, dramatiques, romanesques, théoriques, il est parfois difficile de suivre les traces de la pensée d’Edouard Glissant. Pourtant, elles nous interpellent comme ce champ d’îles qu’il a voulu ériger en pointe aigue du Tout-Monde. Elargissant sans cesse les cercles concentriques d’une écriture en état d’alerte, il a irrigué un « système » protéiforme d’une rare densité et d’une ardente acuité.
C’est à remonter un long fleuve intranquille qui telle La Lézarde nous a précipité dans une poétique ardue et un discours antillais exigeant.
Il y eut le temps des fondations, le temps de l’antillanité et le temps du Tout-monde. En fait, un seul et même temps réparti en massifs archipéliques au nom d’une créolisation généreusement renouvelée.
Le temps des fondations, temps poétique par excellence, sondait le Sel noir des Indes pour débarrer le Soleil de la conscience.
Temps d’une intention poétique obstinée qui, à travers La Lézarde, Monsieur Toussaint, se déroulait comme une longue spirale miroitante émaillée d’éclats et d’échos du divers (déjà !).
Il voulait saisir , au rebours des lectures coloniales, l’en-dessous de nos réalités pour faire émerger le vrai de nous-mêmes. Le vrai de notre histoire. Le vrai de notre espace-temps. Le vrai de notre rapport au monde.
Tout cela en un déchiffrement mêlé d’intuitions géniales. L’idée centrale étant que le vu est un invu, le su un insu et qu’il fallait retrouver sous les traces le tramé de notre identité opaque et contrariée. Ce commencement de l’œuvre fut en fait un recommencement qui, s’écartant des certitudes antérieures de la négritude, visait à reconstruire l’archéologie de notre allant. L’objectif était de dégager les contours au pour révéler une saisie nouvelle de nous-mêmes.
Quand le nous semble incertain, contradictoire, chaotique, il réclame un arpenteur capable de sonder friches et broussailles et soucieux de restituer la mesure de notre démesure. Glissant, d’instinct et d’emblée, fut cet arpenteur là en récusant le folklore du nous sans concession aucune.
Son nous comme ses premières œuvres postule l’écart d’avec les lectures trop transparentes et les évidences trop aveuglantes de la colonialité.
Nous d’un peuple et non d’un département. Nous d’un langage et non d’une langue fétichisée. Nous d’une mémoire et non d’une amnésie.
C’est donc dans cet effort de reconstruction que se sont forgés les outils théoriques propres à fournir les matériaux d’une odyssée intérieure. C’est ce forcènement qui donne naissance à l’antillanité.
Le temps de l’antillanité fut aussi celui de l’isolement malgré des convergences venues des autres îles de la Caraïbe. Edward Kamau Brathwaite, Derek Walcott et quelques autres dont le mérite étaient de rapatrier le débat en faisant de la Caraïbe elle-même la source de sa propre pensée.
Le Discours Antillais est venu à point nommé pour dévoiler nos détours, nos délires, nos traces, notre indémêlable va et vient entre pays rêvé et pays réel. Davantage encore, il épousait, dans son énonciation, les sinuosités de notre parcours et de notre psyché. C’est une anthropologie innovante de l’inconscient antillais, un parler-déparler de notre « étant ». On le sait, Glissant répugnait aux fixités de l’Etre et privilégiait la mobilité de « l’étant ». Texte fondateur s’il en est, le Discours Antillais, déclenchait deux romans majeurs : Le Quatrième Siècle et Malemort.

Simples illustrations ? Que non pas ! Création totale armée d’une esthétique qui va de la « vision prophétique du passé » à la « déperdition » annoncée du présent. La figure centrale du nègre-marron y prédomine. Le paysage se fait l’actant de l’histoire tandis que l’oralité s’empare des soubassements de l’écriture. Glissant s’inspirait alors d’une totalité déconstruite qu’il exhume en partant des hauts, en explorant la plaine et en livrant la mémoire latente du paysage.
Totalité qui, elle-même, devient langage, narration élucidante, discours métaphorique et poétique d’un nous objectivé et transcendé. Le philosophe veille sur le romancier qui à son tour veille sur le poète.
Il en est résulté une écriture en rébellion contre l’écriture. Un décousu apparent du dire et une parole-cathédrale, une arborescence stylisée où se dénouent les nodosités d’une histoire quasiment faillie. En ce sens, l’antillanité peut se comprendre comme un pessimisme travaillé par la plus haute des espérances : celle d’une désaliénation absolue qui engage l’acte d’écrire lui-même.
L’arpenteur est également l’architecte tout comme l’architecte se commue en bâtisseur. C’est cette posture qui va engendrer la créolité. C’est-à-dire un enracinement à la mesure du déracinement, un conter qui s’écrit, une substance créole, une domiciliation de l’imaginaire, un détour orchestré de la langue.
Néanmoins Edouard Glissant, devenu « Père » va tout de même reprocher à ses fils un péché d’héritage. Pour lui, la créolité est entachée par la myopie de l’Être. Refusant cette « essence », il largue les amarres et proclame d’abord la créolisation puis le Tout-monde.
Comme toujours, Glissant se place dans l’anticipation, dans la poétique de la relation, dans une totalisation non totalisante du monde. Il a enseigné aux Etats-Unis. Il a beaucoup voyagé. Il s’est frotté aux grandes pensées de son siècle tout en restant fidèle à Faulkner, à Saint-John Perse, à Segalen, aux présocratiques. Il se sent proche de toutes les langues, solidaire de toutes les identités, partisan de tous les bouturages, partie prenante de toutes les déconstructions des pensées monolithiques et ataviques. Il est devenu le mentor, le penseur, le poteau-mitan. Une vigie !
Et ce qu’il voit, c’est un autre monde en marche vers le chaos-monde. Une Europe dont les concepts ont vieilli. Une migration non pas seulement des hommes mais des cultures. Un impensé de la Relation qui lui impose d’ouvrir le champ des ailleurs et de repenser les vieux repères qui s’effondrent comme des dieux périmés : la nation, la raison, la langue, l’histoire etc !
Et voilà notre Edouard Glissant reparti dans un autre imaginaire du monde, dans une autre écriture du monde, dans un discours transrelationnel, transfrontière, transhistorique mais toujours éblouissant d’audace au risque d’être parfois incompris. L’incompréhension n’est-elle pas la sanction de toute anticipation ?
Les Antilles de l’antillanité n’ont été que le laboratoire d’une pensée qui étend ses « trouvailles » conceptuelles au monde entier. Le monde entier comme diversité chaotique qui défie les logiques sécurisantes d’antan.
Dire le Tout-Monde ce n’était pas pour Glissant obéir aux impostures de la mondialisation. Ce fut, au contraire, substituer au mythe de l’identité immuable, le « tremblement » du monde. Autant dire son caractère imprévisible et imprédictible ! Autrement dit sa « mondialité » !
En interrogeant le monde dans son mouvement incessant Glissant nous a appris à renoncer à l’idée d’une unité nivelante et tout compte fait impérialiste.
Il rendait impossible toute assimilation et nous conduisait à privilégier les frottements, les foudroiements, les variations d’une effervescence intellectuelle et culturelle hétérogène. Ce par quoi un français peut être chinois, un chinois caribéen, un caribéen finlandais sans pourtant renoncer à eux-mêmes. Glissant nous a enseigné la plasticité contre la rigidité. Il suffit, aujourd’hui, de regarder, d’écouter, certains jeunes pour comprendre cette autre pensée du monde et de soi. Glissant nous a enseigné que l’identité n’est pas un chapelet que l’on récite mais un risque que l’on affronte avec l’imaginaire du monde. Pas un reniement des autres mais une ouverture aux autres.  Perte de soi ! crient les nostalgiques de la « pureté ». Non répondait Glissant : réorganisation de soi dans l’instabilité créatrice du monde !
Il n’en reste pas moins qu’il nous a légué une pensée habitable pour le XXIème siècle. Tout autre voue les composantes du monde à un affrontement sans fin et sans but. Pensée de l’habiter hors de tout enfermement !
Les œuvres récentes ont consolidé cette pense du Tout-Monde. Les lieux échappent aux carcans nationaux. Les relations transcendent les frontières. Les échanges abolissent les solitudes, entraînant dans leurs sillages l’identité-monde. Une identité sans hiérarchie des cultures, sans impérialisme, sans exclusion ni exclusive, capable d’accepter sans rechigner les formes imprévues de la création de l’homme par l’homme !
Car c’était cela l’enjeu : l’humanisation d’un monde conscient et comptable de sa diversité !
On peut retenir d’une pareille œuvre et d’un pareil questionnement son indiscipline.
J’appelle indiscipline le non-respect des théories toutes faites, des écritures immobiles, des esthétiques convenues. On n’a pas assez noté que Glissant se situe dans une pensée de la dissidence ou si l’on préfère de la rupture.
Rupture avec un discours européen et européocentrique.
Rupture avec un discours anticolonialiste figé.
Rupture avec un discours de l’identité prisonnier de l’essentialisme.
Rupture avec l’hégémonie masquée qu’est la mondialisation.
Rupture avec les trous du langage.
Rupture avec la dictature des langues impériales.
Rupture, enfin, avec une certaine conception de la littérature !
Derrière chaque rupture émerge l’adhésion à d’autres valeurs, à d’autres formes du savoir, à d’autres esthétiques de l’écriture, à d’autres fonctions de l’écrivain et de l’humain.
Il ne nous invitait pas à suivre le monde. Il nous invitait à le devancer et à l’attendre là où il n’allait pas ! Il nous invitait non pas à écrire mais à produire une œuvre. Il nous invitait non pas à rechercher la transparence mais à respecter les opacités.
A bien regarder, il s’est dressé, tout en solitude, contre le plus mortel des impérialismes : celui d’une pensée mutilée et mutilante du monde. C’est pourquoi il demeurera l’homme des décloisonnements tout en demeurant fidèle à sa Martinique et à la Caraïbe.
Il avait devant lui l’énorme continent de la négritude, le souverain empire d’une pensée occidentale dont il admirait les contestataires internes (Rimbaud, Breton, Arthaud, Segalen, etc.). Il a choisi, refusant d’être colonisé, de bâtir sa propre cathédrale. Elle fut, pour son honneur, toujours édifié sur le socle de l’émancipation humaine comme en atteste la création de l’Institut Martiniquais d’Etudes et de la revue Acoma, le dévouement sans faille au Prix Carbet de la Caraïbe, le lancement du Prix Edouard Glissant, la fondation de l’Institut du Tout-Monde, etc.
Peu l’ont vraiment compris ! Beaucoup l’ont admiré ! Voici venu le temps de le lire !
A moi, écrivain, originaire de la Guadeloupe, il a donné l’amplitude de ses questions, la ferveur et la générosité de ses réponses et l’exigence, hors tout chauvinisme, d’habiter le monde.
Qu’il en soit remercié !
Ernest Pépin












2 commentaires:

  1. Dany Laferrière nous a posté ces quelques lignes.Lui qui a reçu le Prix Carbet de la Caraïbe en 1991 pour son roman "L'odeur du café" a bien connu Edouard Glissant.

    ... "Edouard sait qu'il a choisi le chemin le plus difficile.
    Il sait qu'il doit conquérir chaque lecteur mais que, une fois conquis, ce lecteur lui sera fidèle jusqu'à la fin. Au fil du temps il deviendra plus lisible car on prendra
    le temps de le lire. Jamais le grand public, mais les gens curieux d'une pensée rare.
    Je n'ai pas voulu encombrer l'espace avec un commentaire de plus. Jeune Afrique m'a tout de suite demandé un portrait intime d'Edouard, mais j'ai refusé.
    Cela revient, à mon avis, à ceux qui l'ont mieux connu, et à ceux avec qui il a cheminé si longuement. Moi, j'aimais bien l'homme, sa
    gentillesse et sa voix traînante et hésitante qui en faisaient un vieux monsieur de la Caraïbe. Son élégance vestimentaire -les mille nuances du
    noir qu'il portait constamment. Et sa moustache qu'il a gardé -je me suis toujours demandé quand a-t-il su que c'était aussi important que
    ses recherches intellectuelles? Il a essayé parfois de s'en défaire mais il y avait chez lui un côté "petit cercle" qui m'a toujours agacé.
    Car je sentais en lui pourtant une recherche de l'autre. Pourtant on le voyait toujours avec les mêmes. ce qui me semblait dommageable à la longue pour ce
    qu'il appelle "la poétique de la relation". En fait c'était un homme avec des goûts simples et un coeur d'adolescent. Il aurait pu ne pas écrire une seule ligne,
    il serait toujours Edouard Glissant. Je suis sûr que c'était bon d'être Edouard Glissant, et c'est ce qui compte en définitive.
    Dany Laferrière

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  2. POUR EDOUARD GLISSANT

    Tant de paroles offertes aux mains du monde
    Remaillées aux fleuves souterrains
    De grands chaos nous guettaient en bordure de nos îles
    De grands rêves soulevaient nos vagues
    Et enfouissaient les mots sous les sables du monde

    Voici que pleurent les filaos
    Nous avons passé le seuil des Indes
    Passé le seuil des syllabes inconsolées
    Car nul n’est à l’abri du silence
    Et la vie est toujours un piège qui recommence
    Et ce que nous habitons c’est la pensée du monde

    Ivresse des mots
    Malemort des mots
    Nous sonnerons les pluies métisses
    Nous ameuterons la Lézarde
    Car
    Nous sommes un peuple de traces prophétiques
    De paroles dénouées
    De paroles volées au mur de l’horizon
    Et le conte en nous a toujours fait sa ronde

    Pays fêlé et de mers dilatées aux flancs du monde
    Nous en savons l’usage et le boucan de soleil noir
    Le balan du souffrir
    L’allégresse des argiles
    La roche ingouvernable aux portes des rivières

    Pays de sel
    Le poète a jeté les dés des secrets
    Tapissé le gouffre de nos lumières
    Et défroissé les midis de la mer
    Naissance des naissances
    Le poète fait foule
    Et sa mort justifie le soleil des consciences

    Chacun inventera ses mots
    Chacun sondera son propre sel
    Allumera
    Sa propre bougie
    Sa propre étoile
    Pour mieux se souvenir que
    Le ciel s’est incliné pour ramasser sa lumière
    Mais il nous appartient
    Son rêve nous appartient

    Nous garderons l’empreinte du Prince
    Nous avons rendez-vous avec l’informulable
    Sa parole
    Est un siècle
    Une jungle en veilleuse
    Ame inquiète du monde
    Un archipel aux yeux d’éclipse
    Sa parole
    Tant de soleils déménagés
    Tant d’océans bouclés aux chevilles des racines
    Tant de villes enjambées
    Tant d’étoiles déterrées
    Je parle au nom d’un poète
    D’une écriture totale et totalement indélébile
    Et je regarde mûrir l’horizon
    Et je demande l’hospitalité du Tout-Monde
    Et je plante un acomat
    Et je ceins le rocher du Diamant
    Qui emprunte ton visage à venir
    Cette louange couronnée d’oiseaux marins
    Ce gardien royal inspiré par tes songes
    Et dans ce lieu
    Où la pierre se fait flamme
    Dans ce lieu de beauté intraitable
    Je regarde passer l’âme du monde
    La belle parole du monde


    Ernest Pépin
    Faugas le 04 février 2011

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