Rodney Saint-Éloi a publié à Paris chez Michel Lafon son dernier récit Haïti Kenbe la ! L’auteur, également éditeur de la belle maison Mémoire d’encrier, est à Cayenne dans le cadre d’une tournée Antilles-Guyane. Inaugurant ainsi avec l’auteur Makenzy Orcel les rencontres littéraires organisées par le Service commun de la documentation de L’Université des Antilles et de la Guyane. Le public a répondu chaleureusement aux invitations de la Bibliothèque universitaire, Campus Saint-Denis et de la Bibliothèque Alexandre Franconie. Haïti fait l’actualité. Ses écrivains sont à la hauteur. Rodney Saint-Éloi, qui est un habitué du Salon du livre de la Guyane, répond aux questions de Promolivres.
Rodney Saint-Eloi |
Question : D’abord la préface de Yasmina Khadra ! Quel sens de l’amitié et de la solidarité ? Quel hommage à vous, à votre passion et à Haïti ? Nous sommes d’autant plus intéressés que les propos de Yasmina ont pour cadre Cayenne.
Rodney Saint-Éloi : Moi aussi, je suis encore étonné de ce coup de cœur. Yasmina Khadra m’a fait don de son amitié. Et sa parole sur Haïti m’a ouvert les yeux. Et permets simplement que je le cite : «Lorsque l’adversité émiette nos rêves, lorsque nos étoiles ne pâlissent que d’effrois, lorsque chaque bataille nous paraît perdue d’avance, nous revient à l’esprit ceci : Il est une vérité qui nous venge de toutes les autres : toute chose a une fin, et aucun malheur n’est éternel.»
Question : Vous ne vouliez pas écrire sur le séisme, dites-vous dans votre conférence au Campus Saint-Denis, pourtant vous l’avez fait en publiant Haïti kenbe la !, un livre qui est beaucoup plus qu’un témoignage sur cette catastrophe du 12 janvier 2010.
Rodney Saint-Éloi : Effectivement Haïti kenbe la ! dépasse le témoignage, genre chronique des faits. L’idée est que le séisme a remué en moi trop de choses : la définition de l’Haïtien, les deux siècles d’histoire, la situation sociale, la question linguistique, la citoyenneté. Mon être a été profondément remué. J’ai vu la faille. En moi. En l’autre. Je suis tout de suite possédé par un grand sens du pays, à refonder. Je me posais secrètement la question d’une éthique dans la refondation du pays. La question, une fois posée, les réponses ne manquent pas. Le livre Haïti kenbe la ! est un élément de réponse. Donner à voir le pays autrement, dans son intimité et dans ses vérités afin qu’il ne soit réduit ni au séisme ni aux occupations ni aux dictatures.
C’est qu’au même moment, j’écrivais un récit plutôt lumineux, avec la voix de ma grand-grand-mère. J’étais confortablement installé dans mon enfance quand la terre a tremblé. Cette lueur est restée en moi. Je n’ai pas depuis fermé la fenêtre. J’entre en moi-même, pour revisiter ma propre histoire, le roman familial, et aussi celle plus grande du collectif. Tout se joue sur ces deux plans.
Question : « en plus de la violence de l’histoire et de la misère, Haïti n’avait pas besoin de séïsme …» Comment ?
Rodney Saint-Éloi : Effectivement. On n’avait pas besoin d’ajouter à ce malheur. Haïti. Au cours de l’année 2010, devient la conscience bienveillante du monde. Je souligne dans le livre Haïti kenbe la ! que le pays est une suite de séismes. La dépendance est en elle-même un séisme. La manière dont la démocratie ou la coopération sont imposées dans les pays du sud constituent autant de séisme. Il faut simplement changer la relation. C’est-à-dire la nécessité d’un dialogue. Ne télécommander ni démocratie. Ni pratiques ni concepts. Laisser Haïti dans son propre temps afin qu’elle se réapproprie son cri, son mouvement. Car l’histoire des relations entre l’Occident et nous est d’une insupportable violence. Avec de tels amis a-t-on donc besoin d’ennemis ?
Question : Qu’est-ce qui a changé, selon vous à partir de là dans les esprits, dans les comportements. Un an après comment analysez vous la situation dans votre pays.
Rodney Saint-Éloi : Ce qui a changé, c’est que la société est à bout. A bout de tout. C’est qu’il faut inventer une autre société. L’écart entre deux Haïtiens est trop grand. Il faut combattre l’imbécillité triomphante. Il faut tout repenser. La nécessité de revoir les modes de gestion, de gouvernance est une évidence. L’échec est là. Il faut tourner la page. Recommencer le pays. Oui, recommencer le pays. Comme s’il s’agissait d’une maison à mettre à plat, et à reconstruire suivant de nouveaux plans. Un pays, avec une vision de pays. Une école. De l’eau. Un jardin. Et une utopie appelée ESPOIR… Le plus dur est de répéter en Haïti le mot ESPOIR sans qu’il ne sonne faux.
Ce qui a changé aussi c’est le regard… les mensonges ne tiennent plus. On se rend compte que la coopération n’a jamais construit de pays. La vision de l’humanitaire - avec cette armée d’ONGS – est aussi une catastrophe.
Ce qui a changé aussi c’est l’urgence d’un État au service du collectif. Et non des élites comme cela a toujours été.
Aujourd’hui, on parle des jeunes. On parle de la relève. Peut-on continuer à laisser le pays aux mains d’une dizaine de familles qui pillent, volent, tuent impunément.
Ce qui a changé, ce sont aussi les questions. Et là, cela me semble fondamental.
Question : A la reconstruction vous préférez le terme refondation ?
Rodney Saint-Eloi : Oui… La reconstruction est une coquille vide. Que va-t-on reconstruire ? pour qui ? Comment et pourquoi ? Moi, la société d’avant, celle qui ressemble à l’Afrique du Sud avant Mandela, je pense qu’elle est sous les décombres. L’intelligence est de regarder demain et de dessiner les nouveaux contours. Pour ce, de nouvelles fondations sont nécessaires. De nouveaux chantiers aussi.
Question : comment voyez-vous l’avenir ? Malgré tout le constat de deux siècles de maldéveloppement, l’espoir est présent dans votre livre Haïti kenbe la ! Vous avez écrit avec élégance l’expression : espérer le mot espoir.
Rodney Saint-Éloi : J’aime dire que l’espoir est un métier. Il faut arriver à épeler le monde. Haïti est au cœur du monde. Pour les Haïtiens, il n’y a pas deux chemins. Malgré la mort qui habite le quotidien, un chant d’espérance semble têtu. Et dans le ciel gris, il y a un coin bleu. J’écoute en moi une petite chanson qui dit qu’Haïti n’a pas le monopole du désespoir. Haïti donc debout. Avec ses jeunes et vaillants hommes et femmes marginalisés qui doivent faire leur apprentissage de l’HISTOIRE. Je reviens à ceux et celles qui ont toujours en dehors de l’histoire. C’est peut-être le combat de la dernière chance.
Question : L’imaginaire des écrivains a été marqué par ce terrible séisme, il le sera encore longtemps. La réaction des écrivains dont vous a été en elle-même un ccurieux phénomène. Pourriez-vous nous en parler ?
Rodney Saint-Éloi : Je suis en train de relire pour la dixième fois le beau texte Tout bouge autour de moi (Mémoire d’encrier, 2010 / Grasset 2011) de mon ami Dany Laferrière. Je viens de terminer Corps mêlés (Gallimard, 2011) du brillant écrivain Marvin Victor (27 ans). Je pense au récit bouleversant de Makenzy Orcel Les immortelles (Mémoire d’encrier, 2010). J’aime le multiple visage de Yanick Lahens dans Failles (Sabine Wespieser, 2010). On a ici toute «la santé du malheur», pour reprendre une expression du poète René Char. Voici en fait une parole généreuse et belle, ajouté au collectif Haïti parmi les vivants (Actes Sud, 2010) ou encore Refonder Haïti (Mémoire d’encrier, 2010), ou encore Construction d’une Haïti nouvelle : vision et contribution du Grahn (Presses internationales polytechniques, 2010). Voici des manières d’être dans cette active solidarité… et de refuser l’oubli.
(Propos recueillis par Tchisséka Lobelt)
Quelle belle humanité à travers vos propos et vos actes.
RépondreSupprimerMerci